C'était presque étrange, comme le vieux chemin de terre pouvait se montrer aussi rassurant. C'était un coin pas très beau, très énervant à naviguer et dangereux - si le seul danger qu'on craignait était de valser tête la première dans une flaque d'eau vaseuse. L'odeur de boue et d'herbe mouillée était omniprésente. Sylvère adorait ça. Ça lui rappelait sa Normandie. La pluie tous les jours, l'herbe si grasse que les vaches en devenaient énormes en un printemps, la gadoue même en Été... se surprenait-il à être nostalgique ? Il avait passé presque deux ans sans sortir de chez lui et voilà qu'il regrettait de ne pas s'être davantage promené dans la campagne de chez lui. Il n'était pas trop tard, pas vrai ? Il se rattrapait un peu, dans Maze. L'idée d'un monde de fantaisie était étrangement plus motivante pour sortir se dégourdir les jambes que la vie réelle.
Certes, il y avait plus de risques de faire une mauvaise rencontre ici que dans un champ de maïs du vrai monde, mais, étrangement, le garçon doutait que la plupart des criminels se rassemblent au niveau d'une route bouillasseuse, à l'odeur peu plaisante et insupportable à naviguer sans de bonnes bottes en caoutchouc. Non, vraiment, il imaginait mal qu'un brigand se cache derrière l'un des arbres qui suivait le sentier.

Avec son bâton en main et un destrier à ses côtés, Sylvère se sentait presque comme un véritable aventurier - ou du moins un fier pèlerin. Manque de bol, avec sa branche pleine d'échardes ramassée au bord de la route, qu'il faisait davantage tourner comme un gamin jouant aux chevaliers que comme un vrai outil de randonneur, il manquait de crédibilité. Quant à sa monture ? Eh bien, aussi petit était-il, ce n'était pas demain la veille que Dahlia pourrait le porter sur son dos. Sentant le regard de son dresseur sur elle, la biche tourna la tête vers lui, curieuse et heureuse de recevoir de l'attention. Elle attendit de recevoir une caresse avant d'accepter d'avancer davantage. Pas assez grande pour faire office de cheval, mais assez pour porter sur sacoche sur son dos. Juste de quoi embarquer une bouteille d'eau et quelques friandises, quoi. Il n'en fallait pas beaucoup plus pour le duo.

Effectivement, les autres monstres ne risquaient pas de sortir de leur Pokéball cet après-midi. Si les sabots fendus du faon lui permettaient de marcher sans aucun problème sur un sol glissant, il ne pouvait pas dire la même chose du Queulorior maladroit ou de la Chaglam trop précieuse pour oser se salir. Que dire du Tournegrin, qui lui, ne pouvait même pas marcher ? En quelques minutes, il se serait retrouvé couvert de terre, faute de pouvoir se déplacer autrement qu'en sautant sur place. Pauvre bête... vivement que son maître trouve une Pierre Soleil pour mettre fin à ses souffrances.

Dahlia inquiéta son dresseur lorsqu'elle s'arrête soudain en plein milieu de leur marche. Ses yeux était écarquillés, fixant une silhouette au loin. Ses longues pattes pleines de terre tremblaient presque. Qu'avait-elle pu voir d'aussi terrifiant ? Hésitant, le garçon leva petit à petit les yeux pour rencontrer ceux d'un Frison. Il était plutôt loin, à une bonne centaine de mètres, possiblement plus, mais il était indéniable qu'il observait le duo face à lui. Il n'avait pas l'air particulièrement commode. C'était peut-être juste ses yeux naturellement menaçants ou sa terrible afro qui aurait même intimidé un chanteur disco.
Il était probable que le bison ne cherche même pas la bagarre. Après tout, il ne bougeait pas d'un poil. Ça, cependant, Sylvère ne comptait pas le tester. Il préférait la bonne vieille technique de fuite.

Heureusement, il s'y connaissait un peu en bovidés - région natale oblige. S'il avait essayé de fuir en courant, il ne doutait pas que la tête à corne décide de le prendre en course, jugeant suspicieux qu'il cherche à partir si vite. Il brisa le contact visuel avec la créature, avant d'intimer à la biche de le suivre. Il fallut qu'il appelle son nom trois fois avant qu'elle ne sorte de sa torpeur et baisse la tête, cherchant à passer discrète. Elle avança avec encore moins d'assurance que son maître, lançant des regards discrets en arrière pour vérifier qu'ils n'étaient pas suivis. Finalement, le taureau disparut après un moment, lui-même s'étant probablement lassé d'observer l'humain et son Pokémon.

Rassuré après la rencontre avec le Frison, le faon remarchait enfin sereinement. Un pas après l'autre, assuré, osant même regarder autour de lui et pas uniquement ses arrières de peur d'être coursé. Après s'être pris quelques goutte d'eau sur le museau, il leva la tête, pour constater que la pluie de la veille s'échappait peu à peu des arbres sur laquelle elle était tombée. Amusé, il resta dans cette position, appréciant la sensation de l'eau qui chatouillait son visage. En gros, la Vivaldaim ne voyait pas du tout où elle mettait les sabots.

Lorsque deux mains l'attrapèrent par le thorax pour l'enlever dans les airs, elle paniqua, avant de réaliser que c'était à son dresseur qu'elle avait manqué de mettre un coup en plein dans l'estomac. Elle restait néanmoins confuse. Vu l'expression de l'humain, déjà épuisé d'avoir dû la porter, lui qui n'avait que des brindilles pour lui servir de bras, il ne l'avait pas fait par plaisir.
Alors, elle comprit. Ses yeux se portèrent sur là où ses pas auraient dû la mener, constatant le rongeur roulé en boule, terrifié. Une femelle Nidoran avait eu la peur de sa vie en manquant de se faire piétiner par le jeune cerf. En plus de blesser le Pokémon sauvage, Sylvère avait presque paniqué à l'idée que lui ou son monstre se fassent empoisonner par la bête acculée. Il n'avait rien sur lui pour guérir Dahlia, et ne comptait pas mourir ici. L'adrénaline lui avait pour une fois réussi, il en était aussi fier que surpris.

D'abord doucement et discrètement, le lapin commença à s'éloigner à petits pas, avant de détaler à la vitesse de l'éclair une fois certaine qu'on ne la prendrait pas en chasse.

Essaie de regarder un peu où tu mets les pattes, Dahlia... soupira-t-il.

Honteuse, l'intéressée baissa la tête. Son maître, voyant qu'il avait dû la vexer, se rattrapa en flattant son encolure. Au final, il y avait eu plus de peur que de mal : la biche ne méritait pas d'être mise dans de tels états.

Un mugissement retentit non loin. Le duo sursauta, reconnaissant là le cri d'un Frison. Encore ? Tournant la tête vers l'origine du son, ils constatèrent qu'ils ne s'étaient pas trompés. Était-ce le même que plus tôt ? Il ne les avait pas suivis, quand même ? Une frayeur vite passée : la vache ne s'intéressait pas à eux, elle ne les regardait même pas.
Ses yeux étaient portés sur un autre adversaire. Les combattants étaient assez loin et il fut difficile de distinguer le second, bien plus petit que le premier. A sa taille et la forme de son corps, Sylvère pensa à un Manglouton. Peut-être un Mustébouée ? Mais il s'imaginait mal la loutre vivre dans un coin pareil. Comment la mangouste avait-elle réussi à s'attirer les foudres du bison, exactement ? Il n'avait pas l'air difficile à énerver... peut-être avait-il essayer de lui dérober un œuf ? Ou simplement avait-il empiété sur son territoire ?

Le jeune garçon ne comptait pas rester plus longtemps pour le savoir. Il avait ses doutes sur qui sortirait vainqueur et n'avais pas particulièrement envie de voir le petit Pokémon se faire massacrer par l'autre. Au mieux, il fuirait - tu parles d'un combat passionnant ! Sans compter que le taureau aurait vite-fait de rediriger son agressivité sur les promeneurs innocents.

Plus loin sur le sentier, Sylvère aperçut une silhouette étrange. Il était difficile de l'identifier, même en plissant les yeux. Il semblait que la chose était brune comme la terre sur laquelle elle était installée. Il devrait avancer davantage pour comprendre ce à quoi il avait affaire.
Au fur et à mesure qu'il s'avançait, il devina mieux la forme de ce qui était une créature. Elle était de petite taille, à peu près celle d'un chat, couverte de longs poils bruns. Les Pokémon Normal au pelage marron n'étaient pas ce qui manquait dans le coin, alors pas évident de se faire un avis d'aussi loin. En revanche, il voyait, à côté, un autre monstre flotter. Sa forme de goutte d'eau ne laissait pas de place au doute : c'était un Morphéo qui harcelait une pauvre bête manifestement déjà en mauvaise posture. Inquiet, l'adolescent pressa le pas, allant même jusqu'à courir - doucement, car il n'aiderait personne en s'écrasant dans la vase.

Le voyant arriver, le Pokémon Eau lança un ultime Pistolet à O sur sa victime, avant de s'enfuir rapidement dans les bois. Tant pis, il trouverait un autre souffre-douleur. Le garçon constata alors ce qu'il s'était passé : la silhouette vue auparavant était celle d'un Évoli, au poil trempé, tremblant de froid et ayant visiblement reçu quelques attaques Charge, sans se défendre, apparemment, puisque le Morphéo avait fui sans la moindre égratignure, tandis que le renard semblait à l'article de la mort.

C'était peut-être une exagération. Avec quelques serviettes pour le sécher, bien au chaud dans un bâtiment et une potion pour la santé, il serait vite remis. Mais pour le moment, Sylvère était paniqué de voir le petit animal en détresse. Laissé seul, dans la nature et malade, il avait bien moins de chance de se remettre de ses blessures. Il fouilla dans le sac sur le dos du faon pour se saisir d'une Pokéball.
Il fallait bien qu'elles servent à quelque chose...

Dieu merci, les Hyper Ball avaient au moins la décence d'être fiables. La première que Sylvère lança suffit à capturer l'Évoli. Il se serait mal vu lapider la pauvre bête à coup de Pokéball dans son état. Certes, il avait de bonnes intentions, mais la simple idée de le blesser plus qu'il ne l'était déjà lui brisait le cœur. Heureusement, ces images n'étaient plus que des scenarii tordus dans son esprit d'adolescent parano. Il pouvait rester calme, à présent, sachant la créature en sécurité dans une prison où - il se l'imaginait - le temps ne devait pas s'écouler. Une fois soigné, il pourrait le laisser plus souvent en liberté.
Même s'il n'aimait pas laisser ses compagnons trop souvent enfermés, il détestait profondément ces imbéciles qui se croyaient drôles à comparer Pokémon au braconnage et les captures au syndrome de Stokholm. Il en avait ri aussi, certes, mais il n'avait alors que dix ans. C'était terrible que certains adultes restent bloqués dans la mentalité d'un gosse.

Et c'était Sylvère qui pensait ça.
Ça en disait beaucoup.

Il n'était peut-être pas le plus mâture, certes, mais il était encore jeune : il pouvait se le permettre. A quel âge est-ce qu'on n'a plus le droit de faire des écarts, exactement ? Dix-huit ans ? La maturité internationale, peut-être, donc vingt-et-un ans ? D'autres mentionnent le quart de siècle comme le véritable âge adulte. Pour sa part, il ne se voyait jamais devenir adulte. Une pensée un peu angoissante. Il se dit qu'il aurait le temps d'y penser, bien qu'il sache parfaitement que non.
Il y avait aussi une chance pour qu'il n'ait jamais à prendre la décision de grandir ou non. Maze était un jeu dangereux après tout. Est-ce que ce n'était pas préférable d'essuyer un game over que de retourner dans le monde réel pour souffrir davantage ?

Non.
Il s'interdisait ce genre de pensées.
Il n'était pas comme ça.
Il refusait de le devenir.

Tant qu'il ne reconnaissait pas ses angoisses, elles n'existeraient pas. Le déni est un sentiment puissant et il le maniait à la perfection.

L'esprit plein de pensées tourbillonnant dans tous les sens, il n'avait pas vu le temps passer. Il était déjà de retour à la civilisation. Dahlia semblait bien triste. Oh non. Il supposa que la biche avait cherché à attirer son attention durant la fin de leur promenade, en vain. Parce que son dresseur avait été trop occupé à s'isoler, elle avait dû s'isoler à son tout, contre son gré. Malgré toute sa culpabilité, il sembla qu'une grattouille au menton suffise à se faire pardonner.
Vraiment, les animaux étaient trop précieux, réels comme virtuels. Il ne méritait pas ses Pokémon.

Pas même la dernière recrue. Depuis qu'il s'était fait soigner, l'Évoli n'avait pas exprimé le souhait d'être relâché. Il était d'un naturel, calme, pacifique, pas pressé de se lancer dans des combats qu'il savait perdus d'avance. Comme son dresseur, il semblait plutôt défaitiste. Contrairement aux autres membres de l'équipe, qui aimaient se dégourdir les pattes quand ils en avaient l'opportunité, le renard était plutôt du genre contemplatif, à regarder par la fenêtre avec un air mélancolique. Il n'évitait pas le contact pour autant : il était incroyablement doux avec ses compères, un peu comme un grand-frère, ou plutôt un grand-père, actif comme il était.
Tel chien, tel maître, comme on dit. Sylvère ignorait si une telle expression existait en version Pokémon, mais c'était exactement celle qui s'appliquait à Pivoine. Avec un peu de chance, ils seraient là pour se tenir les coudes et aller mieux un de ces jours.